Face à la mort, le héros homérique n'a d'autre exigence que d'accomplir l'exploit qui fera de lui une figure de mémoire: il est prêt à mourir pour le poème qui le célébrera. Un sacrifice au nom de la poésie, soit: mais ici le rêve de gloire n'a de sens que parce qu'il est le fondement d'un système de valeurs plus complexe, qui noue en un tout l'éthique, l'esthétique et la métaphysique. Il faut rappeler comment le héros homérique n'attend rien de l'au-delà mais aspire à revivre à travers ceux qui, en écoutant son histoire, voudront se réclamer de son exemple. Le chant des aèdes travaille ainsi à unir les générations; il rappelle que la cohésion sociale se construit aussi dans le temps. Mais rien n'est si simple. Pour gagner son pari de poésie immortelle, l'aède doit prouver qu'il est bien le détenteur d'une langue de toujours, faite pour immortaliser l'exemple des ancêtres. L'étude de l'éthique héroïque conduit ici à une enquête linguistique. La poésie homérique est-elle cette langue à part, dont l'évolution répondrait à une exigence sociale? L'analyse linguistique réserve une surprise de taille: l'hexamètre sert moins à satisfaire une exigence de mémoire absolue qu'à assurer la fluidité de la diction et la possibilité de réinventer sans fin l'histoire des héros. Il faut alors relire l'Iliade pour voir comment tout le poème est traversé par la crainte de l'oubli, par la peur aussi d'un héros qui pourrait se retourner contre ses pères. Si l'Iliade est l'aboutissement d'une tradition orale séculaire - dernière métamorphose d'une histoire voulant unir les générations - on méditera sur cette conclusion qui montre un vieux père embrasser la main de son ennemi pour racheter et retrouver un fils qui n'est plus qu'un cadavre.
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